Le piège de la superstition en Afrique
Qui n’a pas, après une succession d’événements fortuits, une coïncidence improbable ou la
matérialisation d’une pensée forte, un peu prêté le flanc à des interprétations
surnaturelles ? Qui n’a jamais conjuré le sort dans une situation de stress dont l’issue est
incertaine et les enjeux importants ? Qui ne s’est jamais prêté au jeu du « croisons les
doigts », « touchons du bois » ou « remettons-nous aux ancêtres », et pas que pour jouer ?
Autant de petites phrases et attitudes intériorisées ou explicites qui témoignent de notre
tendance à tous, consciente ou non, à des degrés et fréquences variés, à céder à nos peurs
et nos fantasmes à connotation métaphysiques.
L’expression de la superstition
Parmi les définitions communément admises, la superstition est une croyance irraisonnée,
fondée sur la crainte ou l’ignorance qui prête un caractère surnaturel ou sacré à certains
phénomènes, à certains actes, à certaines paroles. Eviter de poser son sac par terre au risque
d’attirer la pauvreté, ne pas siffler ou balayer la nuit pour éviter d’appeler les mauvais
esprits, se mordre la langue qui signifierait qu’on dit du mal de vous, un abcès qui
annoncerait une grossesse dans la famille, l’ouverture d’un parapluie dans la maison qui
porterait malheur ou encore une démangeaison de la paume de main droite qui préviendrait
d’une imminente rentrée d’argent. La liste est longue et variée selon les régions, les pays et
les continents, et les formules plus originales les unes que les autres. Le moins qu’on puisse
dire, c’est que la superstition est un phénomène universel qui traverse les époques, les
générations et les espaces. Si elles sont souvent propres à des environnements culturels
donnés, d’autres en revanche peuvent se réclamer universelles. La superstition façonne
alors nos structures de pensées au point d’imposer ses effets à la société. Le chiffre 13 qui
porterait malheur ne figurera jamais comme numéro d’étage ou de chambre d’hôtel dans
certains pays, tout comme une fin du monde programmée un 21 décembre d’une certaine
année que les uns et les autres auront eu à préparer, au point de chambouler des projets de
vie.
Les sources de la superstition
De tous temps, les humains ont toujours tenté de trouver des explications aux phénomènes.
Les unes sont rationnelles, les autres métaphysiques ou même folkloriques. Peu importe, ce
qui compte c’est d’avoir des réponses choisies ou subies à nos questionnements. Les
origines des superstitions peuvent être diverses comme leurs canaux d’expansion. Mais
l’environnement dans lequel on évolue est un facteur déterminant. C’est ainsi que, selon les
traditions, le rapport aux esprits, aux ancêtres, aux rites et aux interdits qu’on observe
scrupuleusement de générations en générations vont forger les mentalités et conditionner
les rapports à l’irrationnel et par conséquent, à la société et au monde. Mais à coup sûr,
qu’elles soient divertissantes ou inquiétantes, toutes les croyances tirent leurs sources et se
pérennisent par deux principaux éléments : l’ignorance et la peur. La peur de la mort, la peur
de l’échec, la peur de la réalisation de la menace qui pèse sur nous si on n’observe pas
certains préceptes, la peur de l’inconnu, la peur de tout. De cette peur doublée d’une auto
interdiction de remise en question, marabouts, voyants, guérisseurs, diseurs de bonnes aventures, charlatans et autres faiseurs de miracles feront leur fonds de commerce. Et
toutes leurs prescriptions, même les plus absurdes, seront observées à la lettre avec
déférence et dévouement. Danser nu autour du feu pour chasser les mauvais esprits,
ingurgiter des décoctions puantes et malsaines pour conjurer le sort, s’introduire des objets
dans les orifices, faire des incantations incompréhensibles à des heures tardives ou porter en
permanence des colliers, bracelets porte-bonheur, amulettes et autres talismans, rien n’est
jamais assez difficile ni ridicule pour les adeptes des théories du paranormal. Et les motifs
d’adhésion sont divers : préparation à un examen, recherche d’un enfant, identification de la
source de ses malheurs, problèmes de couples, nomination à un poste important, prospérité
dans les affaires, élimination d’une rivale etc. Ainsi, un accident de voiture, un décès, un
échec scolaire, un licenciement et tout autre événement malheureux trouvera toujours une
explication irrationnelle. La disparition brusque d’un proche s’explique par un oncle qui l’a
vendu en sorcellerie, c’est l’enfant du voisin qui a volé les chances du candidat malheureux à
un examen, c’est la belle-mère qui a mangé l’enfant qui n’a jamais pu voir le jour, c’est la
rivale qui a envoûté son conjoint etc. Pour les superstitieux, le recours au bon sens n’est pas
envisageable. Il est même proscrit. Et si vous essayez de les ramener à un minimum de
raison, ce sont eux qui vous plaignent et vous traitent de naïf. Les croyances superstitieuses
sont très ancrées dans nos mœurs et font partie intégrante de nos sociétés.
La touche africaine
La particularité de la superstition en Afrique est sa tendance obsessionnelle à trouver du
surnaturel dans tous les phénomènes, y compris les plus réels et les plus explicites.
L’africain, s’il n’a pas le monopole de la superstition, la pratique au moins comme une
religion. Telle une prescription, elle s’impose à lui en toutes circonstances. Par la
superstition, il explique tout, il justifie tout, il excuse tout. Elle nous conforte dans notre
paresse intellectuelle. Le niveau d’éducation académique et l’environnement urbain n’ont
aucun effet de dilution au phénomène. Mieux, le véritable superstitieux africain est un
pratiquant infidèle. Il est un dépotoir de toutes les croyances, d’où qu’elles viennent. Le grisgris du village, le crucifix ou la photo d’un Jésus dont on lui a imposé une image et une
histoire, le respect des traditions ancestrales en même temps que l’assiduité aux rituels
ésotériques importés, tout y passe. On ne sait jamais. Plus on en fait, plus on est rassuré et
protégé. Peu importe si le gourou qui nous promet monts et merveilles est lui-même loin
d’avoir résolu sa plus basique équation alimentaire. Face à ces croyances, il est surtout
interdit de s’interroger, et surtout de douter. L’abstraction totale de tout effort intellectuel
est de mise. Moins on en sait, plus c’est crédible. Et peu importe si les très majoritaires
apôtres de certaines croyances farfelues n’ont jamais été et ne seront jamais les témoins
oculaires des fables qu’ils rapportent avec une foi pourtant inébranlable. Parce qu’après
tout, entend-t-on souvent dire, comme argument final et péremptoire, « on est quandmême en Afrique ! ». Le continent noir porterait donc si bien son nom. De façon assumée.
Par la force de la pensée colonisée, l’africain a fini par intégrer que ses coutumes et
traditions se résumaient en des mythes futiles et ubuesques dont la portée spirituelle ne
serait que maléfice, que l’Afrique serait le terreau de toutes les malédictions et dont la seule
manifestation de puissance s’apprécierait au travers le prisme de la sorcellerie, que son art
ne serait finalement que de vulgaires fétiches dont il faut se détacher et bien d’autres stéréotypes dénigrants dont le continent semble s’être plutôt bien accommodé. Sans assez de lucidité pour se rendre à l’évidence de la manipulation mercantile et impérialiste en toile
de fond.
Et quand il arrive que les africains s’affranchissent des superstitions traditionnelles, à défaut
de les faire cohabiter, c’est pour embrasser les superstitions des religions dites révélées. On
change juste de paradigme, mais on se dédouane encore et toujours de ses obligations à
s’autodéterminer en s’abandonnant à une force suprême extérieure et surtout imaginaire
qui se chargera de tout à notre place. Conséquence, en lieu et place de l’action, les africains
prient plus qu’aucun autre peuple au monde, et pourtant le continent reste le plus
désorienté de la planète, sans repères historiques et culturels propres, avec comme
conséquence sa perte d’identité et sa vague de fléaux. Autres croyances, même
asservissement mental. Mais l’emprise de la superstition sur les populations africaines est
renforcée par un certain nombre de canaux. Supposé être un outil de valorisation culturelle,
notre cinéma, dominé par les productions nigérianes dans la période de 2000 à 2020, à
travers des films aux scenarios rébarbatifs, fait la promotion permanente de la sorcellerie en
Afrique comme une marque déposée que seules les croyances importées finissent par
vaincre. Pour leur contribution significative à la prospérité des croyances paranormales, les
religieux de diverses confessions, ont fait de chaque souffrance humaine un cas de
possession démoniaque nécessitant des séances de délivrance exorcistes, y compris pour
des pathologies aux symptômes identifiables et scientifiquement curables. Nos chaînes de
télé et radio qui offrent des tribunes privilégiées à des prétendus initiés mystiques
participent à ce déroulé de tapis aux propagandes des superstitions avilissantes qui
maintiennent nos peuples dans l’irresponsabilité intellectuelle et le sous-développement
mental. Tout ceci ayant pour effet de cristalliser dans l’imaginaire collectif l’idée d’un
continent égaré parce que vidé de sa substance du fait de ses valeurs originelles perdues,
pourtant source universelle de toutes les sciences et connaissances.
Quand la superstition mène au crime
S’il est vrai qu’elle peut être anodine et bénigne, elle peut tout aussi bien être pernicieuse et
mortelle. Tant qu’elle est inoffensive et folklorique, rien de grave. Lorsqu’elle menace
l’intégrité physique et mentale, lorsque sa dimension obsessionnelle devient pathologique
au point d’engager le pronostic vital de ses victimes forcées ou consentantes, alors, il est
urgent de tirer la sonnette d’alarme. Les conséquences néfastes de certaines superstitions
en Afrique et dans le monde imposent des dénonciations énergiques, systématiques et sans
complaisance. Parce que des vies sont en danger. Parce que des victimes se comptent
chaque année par milliers. Parce que des femmes, des hommes et des enfants paient de
leurs vies du fait de nos silences complices. Des enfants albinos meurent chaque année par
centaines en Afrique à cause de rites meurtriers de croyances criminelles qui prêtent des
vertus de pouvoir à leurs organes, des innocents sont encore tués de nos jours par des
pratiques moyenâgeuses qui consistent à se laisser guider par le cercueil du défunt qu’on
jette sur un malheureux arbitrairement désigné coupable, les mutilations et autres
scarifications qui compromettent gravement l’avenir des victimes au nom du respect de
certaines traditions, des enfants chassés dans la rue ou assassinés impunément parce que
fallacieusement accusés de sorcellerie et tellement d’autres abominations qui font la honte
du continent africain. Les études académiques n’étant en rien des gages d’intelligence ni
d’intellect, bon nombre d’africains qui commanditent ou cautionnent ces crimes sont des
diplômés de haut vol friands de titres pompeux qui dissimulent mal leur instabilité mentale.
Aucune croyance, aucun rite, aucun objectif ne peut et ne doit justifier la moindre privation
de liberté, d’épanouissement et tout simplement de vie. La vie humaine est sacrée, et tout
ce qui ne contribue pas à la préserver doit être traqué, dénoncé, proscrit et condamné. A
partir du moment où ce n’est pas le cas, nous sommes tous complices des crimes qui en
découlent dans nos villages, nos communautés, nos villes, nos pays et notre continent. La
superstition est un fléau qu’il faut combattre sans complaisance. C’est une gangrène qui doit
être éradiquée à tout prix de nos sociétés. La superstition est un véritable frein pour
l’Afrique, à partir du moment où elle prive ses populations de leur liberté de penser, et donc
d’aller au-delà des idées préconçues pour se construire en priorité sur la base de savoirs
avérés, seul gage de développement.
La vie comme seule option
Oui, la superstition est une tare lorsqu’elle devient obsessionnelle. Oui, la superstition est
une plaie lorsqu’elle paralyse les esprits au point de plébisciter l’aléatoire au détriment du
mérite que seul confère le labeur acharné. La superstition est un fléau lorsqu’elle soustrait à
la vie par milliers des âmes naïves et innocentes. La superstition est un danger pour le
continent africain lorsqu’elle distrait ses populations des véritables enjeux politiques et
socioéconomiques qui déterminent son avenir. Aucune tradition ne doit être entretenue au
prétexte d’une prétendue identité culturelle à préserver à partir du moment où son cortège
de superstitions constitue une menace pour des vies humaines et pour l’épanouissement
social d’un peuple. Il est urgent d’éduquer les populations sur les effets dévastateurs des
croyances aussi criminelles que fantaisistes et infondées. Il est impératif de s’en remettre
définitivement au bon sens et à la raison. C’est de la responsabilité des Etats et des
gouvernements de prendre des mesures fortes pour éradiquer et sanctionner partout les
abus et autres crimes perpétrés au nom de toutes les chimères, qu’elles soient religieuses ou
traditionnelles. La superstition, au même titre que tous les fléaux qui minent nos sociétés en
Afrique, doit être combattue à des échelles nationale et continentale. Cette initiative doit
impérativement figurer dans les agendas politiques de nos candidats aux mandats électifs et
servir de critère majeur de choix pour les électeurs qui doivent se constituer porte-paroles
de ce combat pour la délivrance intellectuelle du continent en grand danger d’amnésie
collective.
Paul ELLA
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